mercredi 27 mars 2013

Tam Dao - Dyptique : Santal aux antipodes

C'était un soir de novembre. On parlait santal. Malgré une vision de la création différente de la mienne, Youggo a un vécu très intéressant autour de cette matière. C'est donc tout naturellement que nous l'avons invité à partager avec vous son rapport à Tam Dao. Allez, partez à la découverte du bois exotique grâce à la plume de notre invité du jour !

E. Guézou pour J&P

Un créateur, lorsqu’il conçoit un parfum, invite celui qui le sentira à voyager. Ce voyage peut être purement spirituel ou métaphysique, explorer nos souvenirs, nos émotions, notre inconscient, notre intimité. Explorer nos sens également, notre corps. Mais souvent ce voyage est à prendre dans une dimension plus littérale, le parfum nous projetant, par sa force d’évocation, vers un ailleurs plus ou moins lointain et exotique.  Une multitude de paysages peuvent alors prendre forme dans notre esprit par la simple présence d’une essence, d’un accord, qui nous plonge immédiatement dans une vision réaliste ou stéréotypée de cette destination imaginée. Des champs de lavande Grassois aux épices du Maghreb, des orangers d’Espagne à l’encens d’une église. La vision se fait incroyablement précise. Souvent même, on pourrait situer cette évocation dans un contexte historique bien particulier. Et si parfois ce voyage répond fidèlement au propos initial du parfumeur, le nez qui se pose dessus est libre d’en imaginer une toute autre destination.



Tam Dao appartient typiquement à cette classe de parfums voyages. Ce santal pur est inspiré des souvenirs d’enfance d’Yves Coueslant, un des fondateurs de la maison Diptyque, qui vécut au Vietnam (Tam Dao étant le nom d’une localité au nord d’Hanoi).  Un voyage évoqué par ces mots : « Touffeur de jungle, enchevêtrement de lianes, odeur de forêts et de temples, des éléphants tirent les troncs déracinés du plus parfumé des bois sacrés, le santal ».

Mais voilà, pour moi Tam Dao ce n’est pas ça. Pourtant oui, tout y est ! Et j’arrive effectivement à me figurer cette Indochine de Duras, les rizières en terrasses, ces européens casqués de blanc, étouffants sous la chaleur moite de la fin des moussons, qui depuis le perron de leur grande bâtisse coloniale observeraient en contrebas l’orée d’une jungle sombre où des éléphants charrient des troncs encore rouges de sèves. Le tableau est parfaitement clair. Comme une vieille photographie de carte postale qui venteraient la douceur de la vie coloniale à des européens restés chez eux.




Malgré cet argument de départ, mon imagination, poussée par une rémanence de ma mémoire, part encore plus loin. L’antipode. Nouvelle Calédonie.
C’est là que j’ai passé les années charnières de mon enfance, et s’il m’en reste trop peu de souvenirs à mon goût, l’odeur du bois de santal demeure elle incroyablement vivace. À la fois rare et omniprésente, cette odeur revêt une place importante dans la culture kanak. Un bois mystique, sacré, utilisé dans l’ornement des cases, la construction de pirogues traditionnelles, ou la fabrication de statuettes et d’objets d’artisanat. Et cette odeur m’accompagne encore aujourd’hui, plus de 20 ans après, à travers divers objets ramenés de là-bas, qui trônent sur les étagères de ma bibliothèque comme autant de merveilles d’un cabinet de curiosité bien personnel.

C’est cette odeur là, ce bois de santal brut et naturel, qui m’a sauté aux narines en sentant par hasard Tam Dao au tout début des mes pérégrinations olfactives. Le choc fut aussi immédiat qu’intense, me plongeant dans ces racines presque oubliées de moi-même. Un retour en enfance.

Un parfum où le santal est roi, les autres composants ne servant qu’à mieux l’exacerber pour le rendre plus vrai que vrai, surréaliste. Un santal facetté, riche, brillant, à la fois sombre et lumineux. Son départ est sauvage, sec, râpeux, comme une brassée de sciure. Et il y a cette note un peu astringente des résines du bois, qui prennent souvent naturellement un aspect liquoreux, presque de pétrole. Ensuite c’est le côté fumé et une odeur de terre humide qui se révèlent avant de s’adoucir dans un fond plus ambré et vanillé. Et durant tout le voyage, les notes laiteuses caractéristiques du santal,  presque noix de coco, forment une trame discrète et viennent lier l’ensemble. Ici oubliez les notes épicées et de pain sec que l’on retrouve dans beaucoup de santals de la parfumerie (notamment chez Serge Lutens dans Santal Blanc ou Santal de Mysore), oubliez la légèreté d’un lait sucré qui s’approcherait de la figue (comme dans Santal Massoia d’Hermès ou Santal Blush de Tom Ford). Tam Dao est lourd, moite, profond. C’est une écorce gorgée d’eau, une racine ancrée en terre kanak. Des hommes aux visages barrés de lignes blanches, peuple fier et insoumis, qui dansent et martèlent le sol de leurs pieds. Une force naturelle, puissance d’une forêt primaire humide. Une incarnation olfactive des esprits coutumiers, figurés par d’impressionnants totems gravés qui viennent cerner l’entrée des cases traditionnelles ou les surplombent en une flèche faitière.

C’est cette alliance parfaite entre la brutalité naturelle du bois de santal et une profondeur mystique qui fait l’unicité de Tam Dao. Un parfum rare, qui a su retranscrire toute la richesse olfactive et symbolique du santal. Bien que le récent L'Arbre de IUNX frise cette perfection, Tam Dao reste jusqu’à présent inégalé.

Youggo